Dossier

"La cuisine écrit la partition, la salle l’interprète"

22 decembre 2022

Meilleur Ouvrier de France maître d’hôtel, du service et des arts de la table, Chantal Wittmann enseigne et met en œuvre chaque jour avec simplicité cette discipline rigoureuse au restaurant pédagogique l’Adour de l’école de cuisine Ducasse Paris campus où cette férue d’Histoire officie depuis septembre 2021. Rencontre.

Offrir International : Comment définissez-vous l’art de dresser une table ?

Chantal Wittmann : Une table se dresse au vu de l’organisation d’un repas. L’expression “dresser la table” trouve d’ailleurs son origine au Moyen-Âge, époque où il existait peu de meubles : pour cela, des tréteaux et des planches étaient installés puis recouvert de nappes pour les dissimuler. Aujourd’hui nous avons de magnifiques tables mais ce meuble n’est arrivé qu’entre le XIVe et le XVe siècle.

Une table se dresse avec plaisir pour qu’elle soit belle pour ses invités et leur montrer que l’on est heureux de les recevoir. Une jolie table est une invitation à s’asseoir : elle doit toucher les sens, susciter une émotion. J’ai coutume de dire que la cuisine écrit la partition et que la salle l’interprète : les arts culinaires et ceux de la table sont indissociables. La table permet de partager un certain nombre de choses : plaisir, joies, peines, business... Dans la notion de repas gastronomique, il y a en effet le fait de consommer pour un événement important : un mariage, un contrat, une célébration, etc.

Un repas crée des souvenirs et il s’y écrit une petite parcelle de notre histoire. C’est pourquoi je privilégie comme élément de base une nappe blanche qui symbolise un peu la page vierge d’un livre, d’un récit. Sa sobriété et son élégance permettent d’y poser et d’y raconter tout ce que l’on souhaite, plus facilement que lorsqu’elle est colorée. La nappe procure en outre une sensation de confort, un toucher agréable et atténue les bruits.

Autre élément, l’assiette de présentation ou un objet de décoration qui scénarise la table et évite que le client soit face à un espace vide. Ici à l’Adour, le restaurant de l’école Ducasse, nous utilisons une assiette en porcelaine signée Sylvie Coquet qui représente la tour Eiffel en 3D créée pour le Jules Verne. Très structurée, elle permet de jouer et de la retourner pour y déposer le premier amuse-bouche.

Ensuite, le champ est relativement libre selon le scénario proposé aux convives. La mise en place à la française est rigoureusement symétrique et calibrée mais laisse place à une certaine liberté. Dans un restaurant, la réflexion sur le choix des éléments se fait en amont, selon l’ambiance recherchée.


Quelles tendances observez-vous actuellement ?

La nappe tend à disparaître, sans doute pour des raisons économiques, environnementales etc. Aujourd’hui, plus de 35 % des restaurants gastronomiques en France ne nappent plus leurs tables. Ce qui est certain, c’est que sa présence ou son absence change du tout au tout l’atmosphère d’un restaurant. Nous l’observons chaque jour à l’Adour où le service du déjeuner se fait sans nappage avec un accent plutôt bistro, et celui du dîner avec, selon les codes gastronomiques. De même avec la serviette : elle est posée sur la table à midi tandis que le soir elle est tendu au convive au moyen d’une pince. Mais là encore, tout est question d’ambiance : l’absence de nappe peut aussi mettre en valeur la beauté d’un meuble.

Dans les restaurants gastronomiques en particulier, depuis quelques années un objet déco remplace souvent l’assiette d’accueil : le Louis XV à Monaco a par exemple choisi une création en porcelaine qui rappelle le corail, en référence à l’environnement maritime. Les établissements se tournent vers les manufactures de porcelaine ou de cristal pour la confection d’un objet d’accueil ou la fabrication de leur propre ligne de vaisselle, dans une volonté de personnalisation.

La vaisselle fait partie de l’expérience client, c’est encore plus vrai pour les restaurants étoilés, et les convives y sont majoritairement sensibles. A nous, personnel de salle, de leur raconter cette histoire. Au XIXe siècle, Chatillon-Plessis écrivait que la salle est une pièce de théâtre et que sur chaque table il se passe quelque chose : chaque petite scène est différente. A l’Adour, nous proposons donc au chef Guillaume Katola de designer la même recette dans une sélection de différentes d’assiettes, y compris pour les convives d’une même table : ils se prennent au jeu et les clients sont eux-mêmes ravis et surpris. C’est une mise en lumière qui les fait participer.


En matière d’art de la table, qu’avez-vous mis en place au sein de l’école Ducasse ?

Le programme de l’école de cuisine intègre une immersion “restaurant” pour que les futurs chefs aient une expérience de l’autre côté du miroir, c’est-à-dire en salle, au contact des clients. C’est important car ce sont les chefs qui choisissent l’art de la table pour présenter leurs plats.

Pour sensibiliser nos étudiants à l’importance de celui-ci, j’ai de plus organisé en cette rentrée 2022 une compétition de dressage de table au sein de l’école. Objectif : dresser une table de restaurant gastronomique en 45 minutes avec une présentation du scénario en 3 minutes. La décoration est la seule chose que les élèves peuvent apporter. Ils doivent composer avec l’art de la table fourni par l’école via plusieurs partenaires tels que Degrenne, Bernardaud, Ercuis, Raynaud, etc. Je leur demande de travailler par équipe de deux ou trois personnes, pour que leur réalisation soit dans le respect des idées de chacun, d’autant qu’une multitude d’origines et de nationalités sont représentées à l’école. Ce focus est important pour que ces chefs en devenir soient sensibles à la problématique de l’art de la table : ce sont eux qui dans le futur choisiront leur propre matériel pour leur business. Un jury composé d’enseignants et de la directrice de l’école, du chef de projet, responsable des arts de la table du groupe Alain Ducasse et de représentants de nos fournisseurs, a désigné la table la plus réussie, le scénario le plus original et l’adéquation table/scénario la plus aboutie.

De plus, les étudiants reçoivent des cours sur les différents matériaux et la façon dont ils sont fabriqués (porcelaine, verre, etc.), le nombre d’étapes que chacun requiert. Cela comprend aussi l’histoire des grandes maisons françaises, la spécificité de leurs savoir-faire et la mise en valeur de l’intelligence de la main.

L’art du dressage est bien entendu au programme avec toutes ses techniques : la mise en place, à la carte ou banquet ; la technique du nappage et du pliage des serviettes ; la mise en évidence de la multitude des détails auxquels il faut veiller : harmonie, symétrie, rigueur, propreté… et toute une chronologie de mise en place insoupçonnée ! En résumé l’art de recevoir à la française. Nos étudiants bénéficient aussi d’un module sur le choix de l’art de la table : quel art de la table pour quel environnement, quel thème, quel type de restaurant ? Comment choisir ses fournisseurs ? Quel intérêt de trouver des partenaires locaux et de prendre en compte la capacité à suivre une collection ? Quelles contraintes d’entretien ? Faudra-t-il un appareil spécifique ou laver à la main ? Sans oublier la prise en compte des critères que sont la solidité, la facilité de manipulation, le stockage. Et quel budget prévoir pour l’achat de ce matériel qui est susceptible d’être cassé, voire volé ?

Enfin, l’équipe pédagogique met l’accent sur l’histoire des arts de la table à travers les siècles, car elle est intimement liée à l’histoire de France. Cela fait partie de notre patrimoine culturel. L’origine de chaque élément de table y est expliquée et tous ont un sens ! La fourchette par exemple, est arrivée en France au XVIe siècle d’Italie avec Catherine de Médicis, épouse du roi Henri II. La serviette était déjà utilisée dans la Rome antique : chaque convive apportait la sienne pour y emballer les petits cadeaux de ses hôtes ou les reliefs du repas. Puis, à la Renaissance, elle consistait en un grand carré d’étoffe que l’on portait autour du cou pour ne pas salir la fraise qui était alors très en vogue. Quand ce col de lingerie n’a plus été à la mode, la serviette s’est retrouvée sur les genoux. L’expression “mettre le couvert” vient du Moyen-Âge où l’on couvrait d’un linge les mets du banquet pour éviter que du poison y soit déposé. Quant au mot vaisselle, il tire son origine de l’époque médiévale également où la table du seigneur comportait une nef qui était une sorte de coffret d’apparat, un “vaisseau de table” qui faisait office de rangement pour les couteaux, le sel ou les épices. 


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Biographie

Nommée directrice des formations aux arts du service et de la table de l’École Ducasse Paris Campus en septembre 2021, Chantal Wittmann bénéficie de plus de 30 ans d’expérience dans le secteur de l’hôtellerie et de la restauration. Avant de rejoindre le réseau d’écoles Alain Ducasse dédié au domaine des arts culinaires et de la pâtisserie, Chantal Wittmann était formatrice senior à l’Institut Glion en tant que directrice du restaurant gastronomique Le Bellevue. Nommée Chevalier de l’Ordre national du Mérite, Meilleur Ouvrier de France (MOF), Maître d’hôtel, du Service et des Arts de la table 2011, Chevalier dans l’Ordre des Palmes académiques, Chantal Wittmann rêve aujourd’hui de créer sa propre ligne de vaisselle !

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