Dossier

Coutellerie : un marché sous tension mais toujours porteur

20 juin 2025

Malgré une consommation plus contractée cette année, la coutellerie maintient globalement sa place dans le panier des consommateurs, grâce à des tendances structurelles et une montée en gamme progressive. Mais le marché se segmente, requérant une lecture fine des attentes.

En dépit d’arbitrages de consommation plus serrés en ce premier semestre, la filière coutelière fait preuve de résilience. Malgré un contexte inflationniste qui pèse sur l’équipement de la maison, le secteur maintient globalement sa place dans les paniers d’achat, soutenu par une demande structurelle, une montée en gamme assumée et une capacité constante à innover. Pour les distributeurs, cette recomposition du marché impose désormais une lecture plus fine des attentes consommateurs. « Le marché se durcit cette année, observe Yann Delarboulas, président de la Fédération française de coutellerie (FFC) et dirigeant de Fontenille-Pataud. Ce n’est propre ni à la France ni à la coutellerie : les consommateurs tendent à économiser plus qu’à dépenser, par manque de confiance. » Produit du quotidien, le couteau reste un achat relativement actif en 2024-2025. Chefs, offices, à pain, lames japonaises, à légumes, à poisson… les marques multiplient les déclinaisons, modelant ainsi un marché de plus en plus segmenté, porté par l’innovation, la montée en gamme et la recherche de performance.

LE FAIT MAISON, MOTEUR STRUCTURANT

Le raz-de-marée de la cuisine maison dont la filière a bénéficié durant la pandémie de covid-19 s’est certes atténué. Il a néanmoins laissé des traces durables avec une base solide d’utilisateurs sensibilisés aux outils de coupe. Un mouvement confirmé chez Jean Dubost : malgré des tendances marché relativement fragiles, le premier semestre se révèle actif pour la coutellerie de Viscomtat avec des distributeurs indéniablement attirés par ses valeurs. « La marque est reconnue pour la qualité de ses produits, l’innovation qu’elle propose sur différents salons chaque année, et l’aspect RSE : cela fait partie de notre raison d’être, “tranchons pour un monde meilleur”. Nous restons sur cette ligne de conduite dans nos actions et nos développements produits », explique Alexandre Dubost, dirigeant de Jean Dubost. Alors que la fabrication pour le deuxième semestre bat son plein, « nous constatons que les tendances fortes restent aux matières naturelles pour les manches, avec une demande soutenue sur ceux en bois issus de forêts gérées durablement. Jean Dubost est certifié depuis 15 ans PEFC et nous avons d’ailleurs matérialisé à Francfort cet anniversaire, avec le lancement d’un set de 3 couteaux de cuisine certifié PEFC en série limitée. » Autres succès cette année pour Jean Dubost, de nouvelles gammes aux manches en bouleau de Norvège et le matériau Sense qui a toujours la faveur des revendeurs français et internationaux. Le “tradi chic” s’impose également comme une tendance de fond : effets matière (écaille, corne flammée), gravures laser façon damas, capsules saisonnières décorées ou éditions de Noël s’inscrivent dans cette dynamique qui fait du couteau un objet de table autant qu’un outil. Autre segment qui séduit : les couteaux à grillades et les produits dédiés à l’apéritif, plébiscités par un public attaché à la convivialité.  

L’INNOVATION COMME RÉPONSE AU DURCISSEMENT DU MARCHÉ

Dans ce contexte de consommation frileuse, Tramontina mise pour sa part sur le caractère professionnel de ses produits. « Le marché de la coutellerie continue de croître, soutenu par un intérêt croissant pour la gastronomie et le fait maison, qu’il s’agisse de cuisines professionnelles ou de foyers exigeants », estime pour sa part Laurine Simonnet, responsable marketing de Tramontina France. La marque brésilienne lance ainsi Solutta, une gamme de couteaux pensée pour répondre aux besoins des professionnels de la restauration et des passionnés. Conçus pour un usage intensif, ces couteaux sont équipés d’une poignée ergonomique en polycarbonate renforcé de fibre de verre, fixée par trois rivets inox pour une prise en main stable et confortable. Compatibles avec le lave-vaisselle et certifiés NSF (National Sanitation Foundation), ils répondent aux normes d’hygiène et de sécurité des environnements professionnels. La gamme Solutta propose les indispensables du métier (couteau de chef, couteau à pain, couteau à saumon et jambon), pour un positionnement qui répond à une double cible : les restaurateurs et les particuliers exigeants. « Portés par l'export et les nouveautés de début d’année (notamment de nouvelles solutions de présentation en magasin) tant pour les couteaux Deejo que pour les couverts Akinod, nos ventes retail progressent sur le premier semestre 2025, témoigne pour sa part Luc Foin, cofondateur de Deejo. Les prises de risques, évaluées, de même que celles de nos clients, sont donc récompensées. » Chez Tarrerias Bonjean, les perspectives restent également positives grâce à une politique produit affinée. « Certes il y a un attentisme dans la consommation mais tout n’est pas au point mort, indique pour sa part Stéphane Guillaumont, directeur général de TB. Depuis deux ans, nous multiplions les initiatives (organisation de l’entreprise, développement de modèles, axes de recherche commerciale, etc.) avec des résultats concrets. Nous sommes donc plutôt confiants pour 2025-2026 avec bonne tendance sur l’export, en développement significatif malgré le climat géopolitique, y compris aux Etats-Unis grâce à la mise en place d’une politique produit plus fine, qui correspond mieux aux besoins de l’export (marketing, conditionnement, packaging, etc.), plus proche des demandes des différents marchés. » Une activité dense et de nombreux lacements qui se matérialiseront à partir de septembre chez les marques TB et TB oudoor. Opinel adopte pour sa part une stratégie produit différenciante. La marque capitalise sur son ADN design et responsable pour proposer des nouveautés à fort pouvoir de séduction en point de vente. Avec la natte à couteaux fabriquée en France à partir de matériaux recyclés, elle répond à la montée en puissance du nomadisme culinaire et de la demande en accessoires écoresponsables. Les nouveaux Essentiels Paysage insufflent quant à eux de la couleur et du récit dans les linéaires, avec cinq teintes inspirées de la nature et un nouvel ustensile (le tartineur) pour dynamiser les assortiments. En parallèle, Opinel fait monter en gamme sa collection Parallèle en la déclinant avec des manches en bois olivier qui confèrent une valeur perçue accrue à ces produits iconiques. Enfin, effet flashy garanti avec le coffret Pop 80, une proposition ludique, colorée et transgénérationnelle, en phase avec les nouvelles attentes des consommateurs. La coutellerie Déglon s’est quant à elle inspirée de sa gamme plusieurs fois primée Génération Y, pour lancer cette année Évolution Y : une gamme de 7 couteaux, sans rivets apparents, pour un design moderne, conçus pour des usages spécifiques, dotés de lames pleine soie et de manche ergonomique en bois de palissandre, au talon dégagé pour silhouette épurée et facilitant l’affilage complet de la lame. Autre nouveauté phare au catalogue du fabricant, la collection Taïga qui conjugue savoir-faire historique et poésie visuelle, en hommage à l’héritage de Déglon : des couteaux qui évoquent l’imaginaire du Grand Nord sauvage grâce à leur manche boisé dont le design reflète la nature brute. Spécialité de la coutellerie thiernoise, le crantage demi-lune des couteaux à pain, inventé par Jean Déglon dans les années 1930, s’affiche toujours comme signature du tranchant de la marque.

LE HAUT DE GAMME, CLÉ DE LA VALEUR

Le segment du haut de gamme reste quant à lui sur ses acquis : Laguiole en Aubrac constate par exemple un regain d’intérêt pour les couteaux d’art : « Plus que jamais, les amoureux du beau et de l’authentique se tournent vers des pièces d’exception, fait valoir Clémence Bax, responsable communication de Laguiole en Aubrac. Nous constatons un véritable engouement pour les couteaux d’art, où chaque détail est pensé pour séduire : guillochages raffinés, matières nobles et finitions artisanales font de nos créations bien plus que de simples outils – de véritables œuvres à collectionner ou à offrir. L’occasion rêvée de partager notre passion et de faire rayonner notre savoir-faire artisanal. À l’heure des grandes occasions et des cadeaux personnalisés, la coutellerie s’impose comme une valeur sûre. » Le coffret de six couteaux de table reste un incontournable du haut de gamme, tandis que les sommeliers ou le Buron (couteau à fromage), des produits plus accessibles, trouvent leur public en boutique dès les beaux jours. « Le marché de la coutellerie est incontestablement en pleine mutation, relève Sarah Mussati, responsable marketing d’Arcos France. Malgré l’évolution des modes de consommation, l’intérêt pour des produits de qualité, durables et bien conçus ne faiblit pas. L’essor de la cuisine à domicile, fortement amplifié par les réseaux sociaux (#food a franchi les 500 millions de publications en 2024), stimule la demande. » Sous l’impulsion de consommateurs qui s’orientent vers des couteaux plus techniques (lames santoku grandes et petites tailles, filet de sole, etc.), le coutelier d’Albacete observe une montée en gamme. « Chez Arcos, cette tendance est très nette. Les couteaux longtemps réservés aux professionnels séduisent désormais les “home chefs”. » Pour y répondre à cette demande de spécialisation des outils, la marque espagnole élargit ses gammes. « Autre phénomène clé : le consommateur est aujourd’hui mieux informé, plus attentif à la durabilité et à l’origine des produits. Il est prêt à investir davantage, à condition de faire un achat utile, responsable, et pensé pour durer. Le prix reste un critère, mais il est désormais pondéré par la performance, la longévité et l’impact environnemental, ajoute Sarah Mussati. Le défi aujourd’hui est de capter un consommateur très informé, très comparateur, et de l’amener à choisir des produits de valeur. Le marché est clairement porteur, surtout pour les produits de qualité. Dans un contexte où les ménages réduisent les achats superflus, la cuisine reste perçue comme un essentiel : le rayon culinaire reste porteur de développement. » 

« Le marché pâtit cependant d’un manque d’éducation : faute de re - pères, le consommateur se tourne souvent vers des couteaux d’entrée de gamme, car la différence avec un produit premium ne saute pas forcément aux yeux, nuance Nathalie Chabert, directrice marketing et communication de Zwilling France. Tant qu’elle n’est pas expérimentée, la performance d’un couteau haut de gamme reste déclarative. Il est donc difficile de le convaincre sans démonstration concrète. » Le groupe Zwilling répond à cela avec une stratégie de formation (supports, outils de démonstration) soutenue depuis deux ans et un tournant RSE affirmé : matériaux à basse empreinte carbone, fournisseurs d’acier engagés dans des process moins consommateurs en énergie, manches bois certifié FSC ou en plastique recyclé, élimination du plastique des packagings, etc. En 2025, Zwilling réédite une gamme de huit couteaux développée en partenariat avec le célèbre coutelier américain Bob Kramer. Les couteaux Bob Kramer Euro Stainless se distinguent par leur lame damassée en acier inoxydable SG2, composée de 101 couches d’acier de qualité supérieure (dureté de 63 Rockwell), fabriqué à Seki (Japon). Avec des prix publics compris entre 239 € et 439 €, Zwilling renforce également sa présence dans le segment de la coutellerie premium, avec le lancement en juin 2025 de la gamme Spectrum au design signé Matteo Thun. Fabriqués en Allemagne, ces couteaux sont forgés dans un acier à empreinte carbone réduite de 50 % (process de fabrication Reduced Carbon Footprint) qui intègre une démarche écoresponsable. Chaque modèle dispose d’un manche ergonomique en Micarta noir fabriqué à partir de lin stratifié, d’une mitre incurvée et d’une capsule métallique, garantissant équilibre, confort et contrôle. Les lames Sigmaforge bénéficient du traitement Friodur pour une grande résistance à la corrosion et une durabilité exceptionnelle du tranchant. La gamme propose un bloc en bois de frêne assorti et couvre tous les essentiels de la cuisine, du couteau à légumes au couteau de chef, avec des prix publics compris entre 119 € et 169 € (699 € le bloc 5 pièces).

LA CATÉGORIE DU COUTEAU JAPONAIS S’ENRICHIT 

La marque japonaise Miyabi (groupe Zwilling) fête ses 20 ans cette année avec le lancement en septembre de quatre gammes, avec des prix publics compris entre 150 € et 350 € dans différents designs : une entrée gamme, deux milieux de gamme en damassés (un manche bois et un micarta), et une référence haut de gamme à manche bois précieux et très beau damassé. Chez Kotai, la stratégie d’élargissement de gamme se concrétise avec plusieurs collections 100 % made in Japan et une montée en gamme : « Hashi, made in Seki, disponible en trois collections – classique, Tsuchime (martelée), et Damas – destinées aux amateurs de cuisine par leur aspect traditionnel et la simplicité de leur entretien ; Densho, made in Seki, s’adresse aux chefs les plus exigeants, en quête de précision et de performance ; Tsubame, fabriquée dans la ville éponyme, incarne l’élégance et l’excellence artisanale, décrit Jeremie Plane, fondateur de Kotai. Avec cette offre, nous cherchons à toucher de nouveaux segments de marché, à savoir une clientèle plus experte et/ou professionnelle. » Kotai accentue en outre sa présence en ligne dans les magasins physiques et en ligne en France, au Benelux, en Allemagne, en Italie, en Espagne, au Portugal, ainsi qu’aux États-Unis avec l’ouverture d’un entrepôt il y a 2 ans. La marque mise également sur la personnalisation avec la proposition d’option de gravure (alphabet romain ou japonais) pour ses client BtoC et BtoB (facturation unitaire 10 €/pièce). 

LA VALORISATION DU SAVOIR-FAIRE COMME LEVIER MARKETING

A l’occasion du jour du pain en Allemagne (le 5 mai), la marque Wüsthof a donné le coup d’envoi de sa nouvelle campagne marketing : elle instaure en effet une stratégie de valorisation de son savoir-faire avec le lancement du “couteau de l’année”. Une initiative annuelle qui vise à mettre en lumière un modèle emblématique de son catalogue. En 2025, c’est le couteau à pain Classic, doté d’une lame à double vague de précision, qui a été choisi pour correspondre à la tendance à la redécouverte du pain comme symbole d’un certain art de vire. En désignant un produit phare chaque année, le coutelier allemand entend renforcer le lien émotionnel entre ses produits et les consommateurs, dans la mesure où cette campagne repose sur une logique de brand content incarné : le couteau mis ainsi en lumière se fait le porte-parole d’une valeur et de la vision de la marque : dans le cas du couteau à pain Classic, la précision artisanale et la polyvalence. Le lancement fin 2024 de la gamme Signature marque le retour sur le devant de la scène de 32 Dumas (La Brigade De Buyer) marque historique de la coutellerie française fondée en 1532. « A travers celle-ci, 32 Dumas se lance en quête de passionnés de cuisine qui souhaitent transformer leurs moments de coupe en instants de plaisir, illustre Guillaume Pranal, responsable marketing et produit de Rousselon Dumas-Sabatier. Signature marque l’alliance entre le savoir-faire historique du 100% forgé et l’élégance du micarta ou du chêne vert, le design différenciant d’une garde concave ou d’une mitre gravée du sceau 32 et les performances de coupe, grâce à des procédés propriétaires tels qu’une nouvelle méthode d’affilage et une denture “hybride” déposée notamment disponible sur les couteaux à pain et universel permettant une découpe nette des aliments à croûte et peau dure. Et si au-delà d’un simple constat d’essoufflement du marché, celui-ci n’était pas en train de se réinventer pour mieux progresser et faire de la coupe un instant de plaisir ? » L’histoire de Château Laguiole repose sur l’héritage de son fondateur, Guy Vialis dont les créations, en particulier les couteaux sommeliers adoptées par plusieurs chefs renommés. Un patrimoine qui continue d’influencer le positionnement de la marque sur le marché international, en lien avec les attentes d’une clientèle haut de gamme. Aussi, chaque produit Château Laguiole est accompagné d’une carte de membre dans sa boîte de présentation. « Pour renforcer la confiance dans nos produits, nous avons développé un système exclusif de QR code, garantissant l’authenticité de chaque pièce, précise Sébastien Lézier, directeur général de Chateau Laguiole. Ce dispositif garantit non seulement l’origine du produit, mais aussi une garantie à vie, véritable gage de sérénité pour nos clients. En effet, en Chine, où notre croissance est particulièrement forte, la sécurité et l’authenticité des produits sont essentielles pour rassurer les clients de plus en plus exigeants. Ce dispositif nous permet d’offrir une réponse concrète aux attentes d’une clientèle soucieuse de transparence et de fiabilité. » Dans un contexte de consommation raisonnée, l’innovation produit, la durabilité et la montée en gamme constituent donc les réponses d’une filière coutelière résiliente à un marché devenu plus sélectif. C’est désormais sur le terrain de la valeur perçue — usage, fabrication, design, impact — que se joue la différenciation.  

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